samedi 23 juin 2012

Le chou-fleur, encore du chou-fleur, et la fourmi

La réalité a tellement empiété sur la fiction qu'il est aujourd'hui épuisant de voir n'importe quel récit affublé du sobriquet d'"autofiction", terme qui, depuis quelques années, est devenu le nouvel adjectif passe-partout pour qualifier la littérature. Je & Moi, publiait la NRF l'année dernière, éloge du "moi" (exercice dans lequel Christine Angot, poseuse généalogique devant l'éternel, brille avec une grande ardeur).

Eric Chevillard fait s'entremêler les doutes contemporains du lecteur pour le faire sombrer dans un récit d'une banalité abyssale (« Ma répulsion pour le gratin de chou-fleur constitue le seul point fixe et stable de ma personnalité »), soulevant par moments quelques questionnements autobiographiques inconséquents. C'est à qui sera le plus insipide. Car l'interprétation des choses, de toute évidence, ne tient pas à cela.
« Pourquoi, en effet, serait-il interdit d'écrire un roman en bas de page ? »
Puis la fiction intervient dans l'espace réservé aux remarques autobiographiques, en la figure d'une fourmi, une simple fourmi, venant bouleverser les certitudes correctement placées et figurées par un numéro, perdant le lecteur dans le récit ou le réel, est-ce que cette fourmi a vraiment existé, ou non.

Ce roman est un gigantesque doigt d'honneur lancé en direction de l'autofiction, puisqu'il y aura de la fiction, de la réalité, en tout, pour tout, puisant ses ressources pour fondre dans le récit. Que la fourmi soit bien vraie, que l'auteur soit bien Eric Chevillard ou que le personnage de fiction aime réellement le chou-fleur, qu'importe, « [c]ar l'Auteur, malgré ce qu'il en dit, trouve parfois le réconfort dans les livres. »

On a commencé à lire quelque chose, qui nous a changé, et puis on l'a fini, point.

☛ Eric Chevillard, L'Auteur et moi, éditions de Minuit, 2012.

jeudi 21 juin 2012

Vertige de l'amour

Tout aurait pu me pousser à croire, puis ressentir, comme l'affirmaient nombre de critiques et libraires à la télé, dans les journaux, ou sur les ondes, que Karoo était un roman rempli de cynisme, et d'humour. Que son personnage principal, Saul Karoo, donc, était le représentant sur Terre de cette nouvelle vague de littérature remplie d'humour noir et de dénégation face à la race humaine.

Et c'est à peu près tout l'inverse qui ressort de cette lecture. Dépourvu de toute échappatoire sensitive suite à la disparition de son ébriété presque quotidienne, et donc d'une excuse valable pour se créer les illusions sentimentales du réel, Saul Karoo entreprend de se confronter aux murs des évidences comme un somnambule éclopé.

Tout enflé de remords qu'il est, il n'arrive plus à assumer son détachement existentiel, et tente par tous les moyens, dans une épopée, de renouer les liens qui l'attachent au monde. Liens avec son fils, entre son fils et sa mère biologique, avec sa mère à lui, avec le sentiment de l'Art, du Beau, et des abîmes du vide.

Il envie plus que tout la détermination et la beauté finale de l'Odyssée, ces retrouvailles somptueuses entre Ulysse, Pénélope, et Télémaque, et cet amour qui comble le vide de la déroute. Malheureusement, les voiles de son bateau à lui restent à jamais fermées, par le jeu du sort, des virages et de l'alcool. Karoo reste seul sur sa barque, les yeux perdus et attirés par le calme de l'océan qui s'étire, et s'allonge, encore, sans terre à l'horizon, sans rien à offrir sinon la mort omniprésente.

☛ Steve Tesich, Karoo, éditions Monsieur Toussaint L'Ouverture, 2012.

jeudi 17 mai 2012

Déflagration carcérale

Prison, ce n'est pas que ce lieu, souvent gris, d'extérieur monumental, derrière de hauts murs de pierres ou de vieux coulis gris abjectes. La prison c'est aussi le monde qui s'enferme, comme une trappe, sur les trajectoires multiples qui le composent. Comment mieux comprendre cet empilement de cloisons qu'au fin fond des sous-sols ; comment vivent ceux qui sont au bout de la lumière ?

Oedipe déjà était emprisonné, dans sa condition d'aveugle, « Le destin, c'est quand tu commences à faire quelque chose et qu'il t'arrive des choses que l'on n'avait pas pensé à faire. » La vie est une prison car elle nous mène à sa guise, parfois loin des sources. Le premier rempart, c'est de naître.

Evidemment, quand les horizons se perdent au pied des tours, immenses, froides, emprisonnant ses citoyens comme une grande autorité horrible, les routes se coupent, parfois même les routes se coupent là où elles semblent les plus libres de se propager : « la route, cela toujours se termine ici à la prison ».
« et puis que finalement on se met à rouler aux phares parce que quoi faire d'autre et que le pays est si petit et qu'on ne veut pas du risque de passer les frontières, qu'on butte d'une bande à l'autre du pays »
Par l'écrit ils tentent d'abattre les lignes du destin, fatum, lourd, pour devenir voyants : « Des fois je dessine un oeil, après ça m'arrive de faire l'autre. L'oeil c'est l'avenir, c'est ce que j'essaye de voir. » Puisque donner la parole, l'écriture à ces enfermés, c'est faire naître le pouvoir de réduire à néant les frontières physiques, pour faire apparaître à l'orée des consciences les lueurs qui percent au travers des barreaux.

☛ François Bon, Prison, éditions Verdier, 1998.

Un crachin de misères

Retrouver un Calvino, à l'heure où l'édition française a laissé échapper les droits, c'est s'assurer un trésor unique, une petite chose inaperçue dans laquelle se déroule le monde.

« Brusquement, il se rendit compte qu'il était heureux : le brouillard, en effaçant le monde qui l'entourait, lui permettait de garder encore au fond des yeux les images de l'écran panoramique. »

Marcovaldo, c'est la vie d'un manoeuvre sans perspectives. Quand les journées se résument à des tâches ingrates faites en boucle, quand ses jambes tournent sur une roue de cirque, flanquée de couteaux, et puisque l'horizon est nul, il faut savoir creuser ses rêves sur les côtés. Ainsi vit Marcovaldo, sur les bords (« Le bord du mur était assez large pour qu'on pût y marcher sans perdre l'équilibre »).

Plus que la pauvreté, c'est la ville qui gangrène Marcovaldo et ses enfants. « — Marcovaldo était l'unique citadin à ne pas quitter la ville. » Tentant par tous les moyens de percevoir le bonheur de la nature, au travers de champignons, de collines, de sonorités poétiques, de verdure caractéristique, son incompétence et son ignorance le ramènent inévitablement aux points de départ (hôpital, foyer, travail), quand ce ne sont pas, à l'inverse, la nuit ou les usines qui le capturent. Les bords se déversent toujours au centre, comme un entonnoir, duquel il ne serait possible de s'échapper qu'en chutant, par dessus les parois, ou au fond du trou.

L'écriture de Calvino fait que, par nécessité pour un homme qui meurt d'ennui, tout se transforme. Il faut que ce qui entoure, devienne tout sauf ce qu'il est habituellement, que le monde se retourne. Le rêve de Marcovaldo, c'est de faire de la ville une vaste prairie, d'en faire un terrain de jeux, où les autobus seraient des avions, et les plantes vertes des jungles luxuriantes, « cherchant l'affleurement d'une ville différente, une ville d'écorces, d'écailles, de grumeaux, de nervures, sous la ville de peinture et d'asphalte, de verre et de plâtre ».

Pourtant, la ville, il n'est pas question de la quitter, car c'est elle qui éveille les images et les mondes. On y revient toujours ; comme le fils parti suivre les vaches, mais finalement déçu par la nature. Marcovaldo ne cherche pas à vivre dans la nature, il cherche à la rêver parmi les immeubles. En cela, de manoeuvre il devient poète.

☛ Italo Calvino, Marcovaldo, éditions 10/18, 1963.