jeudi 17 mai 2012

Un crachin de misères

Retrouver un Calvino, à l'heure où l'édition française a laissé échapper les droits, c'est s'assurer un trésor unique, une petite chose inaperçue dans laquelle se déroule le monde.

« Brusquement, il se rendit compte qu'il était heureux : le brouillard, en effaçant le monde qui l'entourait, lui permettait de garder encore au fond des yeux les images de l'écran panoramique. »

Marcovaldo, c'est la vie d'un manoeuvre sans perspectives. Quand les journées se résument à des tâches ingrates faites en boucle, quand ses jambes tournent sur une roue de cirque, flanquée de couteaux, et puisque l'horizon est nul, il faut savoir creuser ses rêves sur les côtés. Ainsi vit Marcovaldo, sur les bords (« Le bord du mur était assez large pour qu'on pût y marcher sans perdre l'équilibre »).

Plus que la pauvreté, c'est la ville qui gangrène Marcovaldo et ses enfants. « — Marcovaldo était l'unique citadin à ne pas quitter la ville. » Tentant par tous les moyens de percevoir le bonheur de la nature, au travers de champignons, de collines, de sonorités poétiques, de verdure caractéristique, son incompétence et son ignorance le ramènent inévitablement aux points de départ (hôpital, foyer, travail), quand ce ne sont pas, à l'inverse, la nuit ou les usines qui le capturent. Les bords se déversent toujours au centre, comme un entonnoir, duquel il ne serait possible de s'échapper qu'en chutant, par dessus les parois, ou au fond du trou.

L'écriture de Calvino fait que, par nécessité pour un homme qui meurt d'ennui, tout se transforme. Il faut que ce qui entoure, devienne tout sauf ce qu'il est habituellement, que le monde se retourne. Le rêve de Marcovaldo, c'est de faire de la ville une vaste prairie, d'en faire un terrain de jeux, où les autobus seraient des avions, et les plantes vertes des jungles luxuriantes, « cherchant l'affleurement d'une ville différente, une ville d'écorces, d'écailles, de grumeaux, de nervures, sous la ville de peinture et d'asphalte, de verre et de plâtre ».

Pourtant, la ville, il n'est pas question de la quitter, car c'est elle qui éveille les images et les mondes. On y revient toujours ; comme le fils parti suivre les vaches, mais finalement déçu par la nature. Marcovaldo ne cherche pas à vivre dans la nature, il cherche à la rêver parmi les immeubles. En cela, de manoeuvre il devient poète.

☛ Italo Calvino, Marcovaldo, éditions 10/18, 1963.

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