jeudi 17 mai 2012

Déflagration carcérale

Prison, ce n'est pas que ce lieu, souvent gris, d'extérieur monumental, derrière de hauts murs de pierres ou de vieux coulis gris abjectes. La prison c'est aussi le monde qui s'enferme, comme une trappe, sur les trajectoires multiples qui le composent. Comment mieux comprendre cet empilement de cloisons qu'au fin fond des sous-sols ; comment vivent ceux qui sont au bout de la lumière ?

Oedipe déjà était emprisonné, dans sa condition d'aveugle, « Le destin, c'est quand tu commences à faire quelque chose et qu'il t'arrive des choses que l'on n'avait pas pensé à faire. » La vie est une prison car elle nous mène à sa guise, parfois loin des sources. Le premier rempart, c'est de naître.

Evidemment, quand les horizons se perdent au pied des tours, immenses, froides, emprisonnant ses citoyens comme une grande autorité horrible, les routes se coupent, parfois même les routes se coupent là où elles semblent les plus libres de se propager : « la route, cela toujours se termine ici à la prison ».
« et puis que finalement on se met à rouler aux phares parce que quoi faire d'autre et que le pays est si petit et qu'on ne veut pas du risque de passer les frontières, qu'on butte d'une bande à l'autre du pays »
Par l'écrit ils tentent d'abattre les lignes du destin, fatum, lourd, pour devenir voyants : « Des fois je dessine un oeil, après ça m'arrive de faire l'autre. L'oeil c'est l'avenir, c'est ce que j'essaye de voir. » Puisque donner la parole, l'écriture à ces enfermés, c'est faire naître le pouvoir de réduire à néant les frontières physiques, pour faire apparaître à l'orée des consciences les lueurs qui percent au travers des barreaux.

☛ François Bon, Prison, éditions Verdier, 1998.

Un crachin de misères

Retrouver un Calvino, à l'heure où l'édition française a laissé échapper les droits, c'est s'assurer un trésor unique, une petite chose inaperçue dans laquelle se déroule le monde.

« Brusquement, il se rendit compte qu'il était heureux : le brouillard, en effaçant le monde qui l'entourait, lui permettait de garder encore au fond des yeux les images de l'écran panoramique. »

Marcovaldo, c'est la vie d'un manoeuvre sans perspectives. Quand les journées se résument à des tâches ingrates faites en boucle, quand ses jambes tournent sur une roue de cirque, flanquée de couteaux, et puisque l'horizon est nul, il faut savoir creuser ses rêves sur les côtés. Ainsi vit Marcovaldo, sur les bords (« Le bord du mur était assez large pour qu'on pût y marcher sans perdre l'équilibre »).

Plus que la pauvreté, c'est la ville qui gangrène Marcovaldo et ses enfants. « — Marcovaldo était l'unique citadin à ne pas quitter la ville. » Tentant par tous les moyens de percevoir le bonheur de la nature, au travers de champignons, de collines, de sonorités poétiques, de verdure caractéristique, son incompétence et son ignorance le ramènent inévitablement aux points de départ (hôpital, foyer, travail), quand ce ne sont pas, à l'inverse, la nuit ou les usines qui le capturent. Les bords se déversent toujours au centre, comme un entonnoir, duquel il ne serait possible de s'échapper qu'en chutant, par dessus les parois, ou au fond du trou.

L'écriture de Calvino fait que, par nécessité pour un homme qui meurt d'ennui, tout se transforme. Il faut que ce qui entoure, devienne tout sauf ce qu'il est habituellement, que le monde se retourne. Le rêve de Marcovaldo, c'est de faire de la ville une vaste prairie, d'en faire un terrain de jeux, où les autobus seraient des avions, et les plantes vertes des jungles luxuriantes, « cherchant l'affleurement d'une ville différente, une ville d'écorces, d'écailles, de grumeaux, de nervures, sous la ville de peinture et d'asphalte, de verre et de plâtre ».

Pourtant, la ville, il n'est pas question de la quitter, car c'est elle qui éveille les images et les mondes. On y revient toujours ; comme le fils parti suivre les vaches, mais finalement déçu par la nature. Marcovaldo ne cherche pas à vivre dans la nature, il cherche à la rêver parmi les immeubles. En cela, de manoeuvre il devient poète.

☛ Italo Calvino, Marcovaldo, éditions 10/18, 1963.